D'octobre à février

Ce mois d'octobre nous ramène inévitablement à la révolution d'octobre 1917 en Russie. Du moins n'est-ce dû qu'à une approximation historique car la révolution eut lieu en fait en novembre. Nous n'en saisissons pas moins l'occasion d'aborder une partie peu traitée de l'histoire tchèque : celle du PCT, le Parti communiste tchécoslovaque, jusqu'au coup de Prague en 1948. Avec une question lancinante : les conditions étaient-elles réunies, sous la Ière République tchécoslovaque, pour une prise du pouvoir par les communistes ?

Février 1948, Klement Gottwald, secrétaire général du PCT, annonce triomphalement la défaite de la "réaction"à la foule, amassée sur la place de la Vieille Ville. Comme ses voisins, noyautés par les conseillers soviétiques, la Tchécoslovaquie tombe dans l'escarcelle soviétique après le coup de Prague.

Fondé en 1921 d'une scission entre sociaux-démocrates, le PCT pouvait-il alors escompter un tel succès ?

Majoritairement athée, la population tchécoslovaque aurait pu être perméable au discours anti-clérical de la propagande communiste. Mais surtout, de tous les pays d'Europe centrale, la Tchécoslovaquie est le seul pays vraiment industrialisé. Une condition nécessaire pour une possible révolution prolétarienne d'après la vulgate marxiste. Pour Marx et Engels, seule une classe ouvrière consciente peut soutenir une révolution. D'après la même logique, la Russie devait rester l'un des derniers bastions du conservatisme...

Au début des années 20, le risque d'une révolution de type soviétique n'est pas exclu dans la toute jeune Tchécoslovaquie. La crise économique consécutive à la Première Guerre mondiale sévit dans tout le pays. En mai 1921, la Hongrie voisine est proclamée " République hongroise des conseils " par Bela Kun, le Lénine magyar. Celui-ci fait entrer l'Armée rouge hongroise en Slovaquie, qui devient à son tour une République des conseils.

En écho, le PCT affirme que la Tchécoslovaquie est une création arificielle du traité de Versailles et les Tchèques des jouets de l'impérialisme occidental. La population tchèque a, à vrai dire, du mal à comprendre qu'on lui parle d'aliénation alors qu'elle vient de sortir de trois siècles de domination autrichienne ! Le thème antinational heurte profondément l'opinion tchèque, qui ne s'y reconnaît pas.

La signature du pacte germano-soviétique en 1939 fera figure à cet égard de rupture. De nombreux communistes tchèques sont plongés dans le doute. La direction du PCT reprend la phraséologie officielle : laissons les impérialistes s'entre-tuer pour ensuite mieux prendre le pouvoir. D'ailleurs, la vraie patrie, n'est-ce pas l'URSS ? C'est en tout cas une réalité effective pour Gottwald et ses collaborateurs, installés à Moscou depuis l'automne 1938.

Milena Jesenska, amie et traductrice de Kafka et ancien membre du PCT résume bien le sentiment de tous les Tchèques face aux exilés de Moscou : "Tristesse devant cet homme à 3000 km d'ici qui nous parle (à la radio) avec des phrases en papier, des formules grossières et qui n'a pas la moindre idée de la situation réelle en Tchécoslovaquie".

De toute façon, les Tchèques n'avaient pas attendu 1939 pour se démarquer de la propagande communiste. Sous la Ière République, la vie quotidienne offre un démenti concret au modèle de la révolution prolétarienne. Prague acquiert plus que jamais la stature d'une capitale occidentale. Avant 1919 s'était déjà répandu en Bohême un nouveau style de vie, influencé par le cinéma américain et la mode française. Peu à peu, la capitale tchécoslovaque se dote d'une riche vie nocturne et les boîtes de nuit s'y comptent par dizaines. Partout se créent des bars " américains " avec pistes de danse comme le Machacek, le Gri-Gri ou le célèbre Chapeau Rouge. Prague s'enflamme pour le cinéma. Il existe 37 salles en 1924, 115 en 1928.

Ce constat ne signifie pas que toute pensée sociale fut absente du pays, bien au contraire. A la différence d'autres pays comme la Hongrie ou la Pologne, les nouvelles élites tchèques ne sont pas d'origine aristocratique. Issue en grande partie de milieux modestes, l'intelligentsia tchèque est sensible aux idées progressistes. Ceci explique aussi l'amnistie accordée en juin 1922 par Masaryk aux grévistes de 1920, lui qui déclarait: " J'ai toujours été pour les ouvriers, souvent pour le socialisme, rarement pour le marxisme ".

La population tchèque, quant à elle, perd dans les années 30 toute illusion sur la nature du Parti communiste. Affilié au Komintern depuis 1921, le PCT devient alors une simple courroie de transmission de Moscou. Vers 1935 commencent des purges internes, qui touchent d'abord la presse (Rude Pravo, Tvorba), sur le modèle du grand frère soviétique. Pas étonnant dès lors que l'audience du PCT fonde comme neige au soleil. Il passe de 138 996 membres en 1924 à 25 000 en 1935.

Comme le remarque l'historien français Bernard Michel, la tradition de la violence politique est absente des pays tchèques. Ceci explique que l'exemple des conseils hongrois ou slovaques ne se soit pas propagé à Prague. Au XIXe siècle, les Tchèques n'avaient pas cru longtemps à l'illusion panslaviste car le grand frère, incarné par le Tsar, représentait surtout un modèle autocratique. Il en va de même face aux " lendemains qui chantent ".

La Tchécoslovaquie n'avait pas vocation à intégrer le bloc soviétique en 1948. Après la Seconde guerre mondiale pourtant, la situation a quelque peu changé. Le prestige de l'URSS est immense partout en Europe. Le tribut du sang, versé pendant la guerre, peut légitimer la formation d'un glacis défensif. En 1945, les Américains libèrent Plzen mais prennent bien soin de laisser Prague, centre du pouvoir, au libérateur russe. Les 40 prochaines années sont jouées.