L'art engagé de Jake et Dinos Chapman au palais Rudolfinum
« The Blind leading the Blind » - « L'aveugle menant l'aveugle », ainsi s'intitule l'exposition des frères Jake et Dinos Chapman, qui se tient jusqu'au 5 janvier 2014 au palais du Rudolfinum. Radio Prague a eu l'occasion de s'entretenir avec Otto Urban, commissaire de l'exposition et chef du département d'Histoire et Théorie des Arts à l'Académie des Beaux Arts de Prague (AVU).
« Il s'agit d'une paraphrase d'une citation biblique qu'avait utilisé le peintre Pieter Bruegel pour un de ses tableaux (tableau datant de 1568, ndlr), qui montre un groupe d'aveugles, dont le premier d'entre eux tombe dans une sorte de fosse. On voit le moment où il se rend compte qu'il est en train de tomber, sans savoir où. Et le tableau montre de façon remarquable de quelle manière les mimiques, les expressions des personnes changent. Le deuxième aveugle perd de l'assurance, vu que le premier est en train de tomber. Mais le dernier ou l'avant dernier ne sait pas encore qu'une catastrophe est en train de se produire au début de la chaîne. La chose que les Chapman veulent exprimer c’est un certain scepticisme à l'égard de certaines idées concernant l'évolution de l'humanité. Ils ne croient pas au fait que l'humanité serait en train d'évoluer d'une façon plus humaine. »
Les avis concernant l'œuvre des Chapman sont divisés. D'un côté, leurs œuvres sont considérées comme très sombres et macabres, et d'un autre côté, elles sont appréciées pour leur ingéniosité. Otto Urban nous livre son point de vue:« Pour moi personnellement, ces deux éléments sont importants, qu'il y ait à la fois ce côté sombre et cet humour, cette ironie. Et que malgré le fait qu'il s'agisse de thèmes très graves, douloureux et tragiques, on les traite avec un étrange sarcasme, un humour noir, dont la tradition semble ancrée dans la culture britannique. »
L'exposition à Prague montre entre autres des enfants avec des museaux de cochons, des statues en uniformes nazis brûlés par le mal, un clown se faisant manger par des vers ou aussi un faux fétiche africain doté de frites. Si chaque nouvelle exposition des frères Chapman sème la controverse, en soulevant des vagues de discussions, leur volonté, selon leurs propres paroles, est de ne pas choquer intentionnellement. Toutefois l'effet choc de leurs sujets ne peut pas ne pas être remarqué, de même que l'omniprésence du second degré. Leurs œuvres pourraient-elles être considérées comme un acte de résistance ? Otto Urban répond :
« Ce que j'apprécie beaucoup chez eux c'est qu'ils ne font pas voir leurs ambitions de façon trop aigüe, ils ne se placent pas en tant que moralisateurs, ils ne veulent pas corriger quiconque. Dans la plupart des cas, il s'agit de moqueries faites à la société, laquelle ne veut pas voir certaines choses ou les dissimule quelque part de façon consciente parce que ces choses ne sont pas agréables. Les Chapman montrent ces choses dans des contextes, qui vont pouvoir changer en comique les choses qui nous effraient dans la vraie vie. Grâce aux Chapman nous pouvons en rire, et ce rire est en quelque sorte libérateur, il apporte une certaine catharsis. Si nous avons une peur bleue d'une horreur qui existe et que nous sommes dans un état de panique générale, alors cela influence notre comportement dans son ensemble, notre expérience. Si à ce moment précis nous réussissons à garder nos distances, nous allons pouvoir nous orienter beaucoup plus rapidement dans cette même situation. »
L'œuvre des frères Chapman est très éclectique dans la mesure où elle englobe différents moyens de support, à la fois des sculptures, des installations, des peintures, des arts graphiques, ainsi que des supports musicaux, qui aident dans la diffusion d'un message toujours rempli de sens. Malgré la vétusté de l'expression « art engagé », c'est bien celle-ci qui peut être attribuée aux œuvres des frères Chapman. Leurs œuvres semblent continuellement vouloir exprimer des pensées et même des arrière-pensées, que l'on n'ose pas exprimer. L'exceptionnalité de l'œuvre réside peut-être bien dans la capacité de savoir articuler un problème concret à l'aide de moyens artistiques très expressifs. Otto Urban poursuit sur ce qu'il apprécie chez Jake et Dinos :« Ce que j'aime beaucoup chez eux, c'est que leurs œuvres ont toutes plusieurs couches, plusieurs interprétations. Vous pouvez le prendre comme une critique du consumérisme, comme une blague ironique, comme quelque chose qui ressort de l'esthétique des films d'horreur de série B, de même que des techniques graphiques classiques du 19e siècle. Pour les Chapman, ils en ont parlé à plusieurs reprises, la symbolique du nazisme ne fait pas référence à une époque de l'histoire, à la période de la Seconde Guerre mondiale, mais ils travaillent avec ce symbole comme avec un symbole iconique du mal, qui est facilement déchiffrable pour l'être humain contemporain. Si vous montrez au spectateur contemporain des tableaux de la Renaissance ou du Baroque, ou même du 19e siècle, lesquels utilisent des symboliques claires et distinctes, alors il ne sera pas capable de les apercevoir. Le spectateur contemporain ne s'y connaît pas. Il reconnait seulement des logos. C'est pourquoi les Chapman travaillent sur un même niveau avec le motif du swastika, du smiley, du fast food McDonald's ou des chaussures de sport NIKE. Pour les Chapman, cela ne renvoie pas à des choses, mais ces logos renvoient à des symboles plus globaux. Donc le swastika n'est pas uniquement le symbole du nazisme, mais c'est aussi le symbole du mal, qui est clairement lisible et qui peut être compris de façon globale. »
La fascination pour le mal semble être omniprésente dans l'œuvre artistique des Chapman, et pourtant, on ne peut que se demander si ce n'est justement pour aider à créer le bien. A Prague, 83 gravures, s'inspirant des 82 estampes « Des désastres de la guerre » rendent également hommage au peintre espagnol Francisco Goya, grande source d'inspiration pour les Chapman. Otto Urban évoque les autres sources d’inspirations de Jake et Dinos :
« Les Chapman font souvent référence aux textes et citations du philosophe français Marquis de Sade. Mais, un autre personnage clé est celui d'un autre penseur français, l'écrivain George Bataille, qui est une grande figure surtout pour Jake Chapman, lequel le cite à maintes reprises. Dans une certaine mesure il est possible de dire que certaines de leurs œuvres soient une sorte de visualisation des pensées de ces philosophes. Une certaine approche subversive de la société, de la culture y est similaire. C'est à dire, ne pas créer ce que veut la société, mais ce que vous voulez vous-mêmes en tant qu'auteur. Puis la société va soit accepter soit refuser l'œuvre, mais vous, auteur, vous ne vous en occupez pas pendant le processus de création. »
Certaines œuvres des Chapman ouvrent d'autres sujets et cela sur plusieurs niveaux, comme le consumérisme ou le colonialisme, qui fait partie d'un débat d'actualités au sein du milieu artistique. L'intention des Chapman semble être une ridiculisation directe et intentionnelle du mal pour arriver à son caractère embarrassant et à sa banalisation. Otto Urban précise que des néo-nazis avaient envoyé par écrit des lettres de menace, clamant la destruction des œuvres ou même des attaques contre les artistes. Il souligne le fait que si au premier abord, les œuvres peuvent être perçues comme provocantes, il s'agit en fin de compte d'une attitude citoyenne claire, dans la mesure où l'idéologie néo-nazie, par exemple, est humiliée par une mise en scène ridicule. Toutefois, Otto Urban nous a également dévoilé, que les réactions à l'égard de cette première exposition individuelle des frères Chapman ont été jusqu'à présent positives, révélant ainsi une certaine tolérance du public tchèque, et une capacité de réfléchir sur ces œuvres.
Tout laisse à penser que l'œuvre des Chapman veut, en premier lieu, secouer le spectateur, afin de le faire réfléchir sur des sujets auxquels ils ne penseraient probablement pas. Comme pour montrer, que le mot tabou n'existe pas dans le vocabulaire de Jake et Dinos.