Obus pour l’Ukraine : l’initiative tchèque « comme un lien avec Munich en 1938 et Israël en 1948 »
La fonction officielle de Tomáš Kopečný auprès du gouvernement tchèque est intitulée Chargé de la reconstruction de l’Ukraine, mais son nom est aussi l’un de ceux liés de très près à l’initiative tchèque devenue internationale consistant à identifier dans le monde des stocks d’obus disponibles puis coordonner l’achat de ces munitions grâce à l’appui financier de pays alliés. Avec entre autres Tomáš Pojar, le conseiller gouvernemental pour la sécurité, Tomáš Kopečný est l’une des personnes à l’origine de ce plan tchèque qui doit permettre à l’armée ukrainienne de se sortir de la mauvaise passe actuelle face à l’envahisseur russe. Au micro de Radio Prague International, Tomáš Kopečný indique que ce plan est nécessaire mais pas du tout suffisant.
Extraits de cet entretien qui peut être écouté dans son intégralité en appuyant sur Lecture :
Pouvez-vous expliquer exactement en quoi consiste cette initiative tchèque dont on parle beaucoup en ce moment ?
Tomáš Kopečný : « C’est une initiative qui a effectivement un certain succès médiatique récemment mais que nous préparons dans les faits depuis plus que deux ans, depuis les premiers jours de l’invasion russe. Le principe est de trouver tout ce dont l’Ukraine a besoin et faire la connexion avec ceux qui ont les ressources financières pour l’acheter pour les Ukrainiens. »
« Ce n’est pas qu’un rôle d’intermédiaire, c’est aussi un rôle actif avec des décisions de notre gouvernement dès les premiers jours de l’invasion russe. Mais on a attendu beaucoup de mois avant que le premier partenaire de l’OTAN nous rejoigne – les Pays-Bas. Avec un projet spécial concernant l’envoi de chars T-72 ce sont les États-Unis qui nous ont aidés en septembre-octobre 2022. À l’été 2023, le Danemark nous a rejoints aussi. »
« Puis, après les annonces faites par le président tchèque à la Conférence sur la sécurité à Munich et le Premier ministre tchèque à Paris, tout le monde a commencé à parler de notre initiative et une vingtaine de pays a choisi de la rejoindre également. »
Ce dont a parlé le président Pavel pour la première fois à Munich puis le chef du gouvernement Fiala à Paris, ce sont précisément des obus…
« C’est vrai, ils ont parlé des munitions à cause du fait que tout le mois de janvier il y a eu beaucoup de discussions autour du fait que l’Europe, ce bloc riche et puissant, n’est pas parvenu à envoyer le million d’obus prévu en Ukraine. »
« À cause de cet échec, Petr Pavel et Petr Fiala ont indiqué que nous avions un système effectif comme peuvent en témoigner les Néerlandais et les Danois, expliquant qu’on pouvait faire avec les munitions ce qu’on faisait déjà depuis deux ans – on a déjà envoyé plus d’un million de munitions lourdes à l’Ukraine depuis l’invasion et – par ce même mécanisme – des centaines de véhicules lourds, chars, véhicules blindés, obusiers… On a donc dit : ‘le défi principal est maintenant la fourniture d’obus – notre mécanisme fonctionne bien, donc utilisons-le pour ça’. »
« 500 000 ou 800 000 obus vont vraiment faire la différence, mais seulement pour une période assez limitée »
Il s’agit donc d’une mutualisation – comment se passe concrètement cette coordination ?
« D’abord, ce qui est nécessaire est l’accord politique des États pour financer cette initiative. Je peux dire qu’à l’heure actuelle, sur la vingtaine de pays qui a annoncé cette décision politique, nous sommes en négociation avec une douzaine d’entre eux et nous avons signé des contrats avec sept d’entre eux. Cela veut dire que, même quand la volonté politique est là, le processus prend du temps soit pour envoyer le financement pour le projet soit pour faire la connexion entre ceux qui veulent vendre les obus et ceux qui veulent les acheter. Et parfois, la République tchèque fait partie du contrat. »
Sept contrats signés donc, sur la vingtaine de pays annoncés, ce n’est pas beaucoup. Les derniers en date à avoir signé un accord avec le ministère tchèque de la Défense semblent être les Suédois, les Belges…
« Les Néerlandais ont donc été les premiers, avant les Danois. Il y a aussi la Lituanie, le Portugal, bien évidemment l’Allemagne qui a donné la somme la plus importante. Bien sûr, on ne parle que des pays qui veulent être mentionnés publiquement – on a des engagements avec d’autres pays. »
« Je dirais que maintenant nous faisons face à deux défis et problèmes potentiels. D’abord, la continuation dans les faits et le financement de la volonté politique affichée. Et puis ce qui est très important aussi est que l’on doit parler sérieusement en Europe du niveau de notre soutien. La Tchéquie, la Lituanie, le Portugal, les Pays-Bas, le Danemark : nous contribuons tous beaucoup à notre échelle. Mais on doit comprendre que si l’on parle de 3 milliards d’euros, c’est une somme qui peut permettre à l’Ukraine de tenir quelques mois en ce qui concerne les obus. Donc ce n’est pas beaucoup. 500 000 ou 800 000 obus vont vraiment faire la différence, mais seulement pour une période assez limitée. »
« Ce dont nous avons besoin maintenant est vraiment une décision politique européenne pour générer des dizaines de milliards d’euros si on veut soutenir l’Ukraine pour plusieurs années. Parce que cette guerre, et on l’a compris aussi en France et partout en Europe, ne va pas finir cette année ni l’année prochaine – elle est là contre nous pour des années. »
Après la validation de l’aide américaine ce week-end, certains n’ont pas manqué de faire ce même constat sur l’insuffisance de l’aide européenne…
« Absolument, l’argument politique de beaucoup de représentants américains est logique : le danger principal est pour l’Europe et ils ne voient pas le soutien militaire de l’Europe pour elle-même. Je trouve cela vraiment alarmant. On doit réaliser cela et comparer cela avec le manque de décision et vision pour le futur des leaders européens il y a deux ans. Maintenant les leaders de la France, de l’Allemagne comprennent que les ambitions impérialistes russes ne vont pas s’arrêter toutes seules, ne vont pas s’arrêter grâce à nos proclamations ou à cause de nos sanctions. Elles vont s’arrêter si quelqu’un – et dans le cas présent l’Ukraine – les anéantit sur le champ de bataille. »
Comment observez-vous la campagne de financement participatif slovaque (plus de 3 millions d’euros déjà collectés ce mardi 23 avril, ndlr) pour participer à cette initiative tchèque, le gouvernement de Robert Fico ayant refusé d’y participer ?
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« C’est la démonstration que la Slovaquie, dans ce contexte géopolitique, est un pays divisé, avec une grande partie de la société qui veut être active. Cela vient à un très bon moment pour la réputation du pays en Europe. Nous apprécions beaucoup, le Premier ministre tchèque a soutenu publiquement cette initiative. C’est symbolique et si les citoyens d’un pays de 5 millions d’habitants peuvent donner des millions d’euros, alors cela montre aussi que les gouvernements qui opèrent avec des budgets bien supérieurs peuvent participer bien davantage à l’aide à l’Ukraine. »
Vrbětice : les munitions pour l'Ukraine visées par la Russie dès 2014
Il y a eu des attentats terroristes de la Russie sur le sol européen, en Tchéquie aussi : en 2014 à Vrbětice cela concernait déjà des munitions apparemment destinées à l’Ukraine. Faut-il prendre des mesures importantes de sécurité pour vous et toutes les personnes concernées par l’initiative tchèque aujourd’hui ?
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« C’est bien sûr une situation de guerre, une situation dans laquelle nous avons un adversaire qui il y a dix ans n’a pas hésité à tuer des citoyens tchèques qui se trouvaient dans l’entrepôt de munitions de Vrbětice. Nous prenons ça très au sérieux mais dans le même temps nous ne pouvons être paralysés par la peur. Donc on prend les précautions nécessaires et les organes responsables sont chargés d’assurer la sécurité des citoyens et des institutions tchèques. On leur fait confiance et, comme on l’a vu dans le cadre des révélations – grâce aux services tchèques en collaboration avec plusieurs pays européens – dans l’affaire Voice of Europe, on ne doit pas sous-estimer les réseaux russes, notre adversaire, sans être paralysé par la peur. »
Voit-on des activités côté russe pour contrer cette initiative tchèque ?
« Franchement, l’attention politique et médiatique au niveau mondial nous a davantage aidés que desservis. Nous ne l’avons pas médiatisé avant parce qu’on avait peur des conséquences que vous mentionnez, mais je dois dire qu’en deux mois c’est le contraire qui s’est produit, de manière un peu surprenante. On aurait pu penser que certains de nos partenaires dans les pays tiers auraient pu hésiter une fois cette initiative rendue publique, mais maintenant nous avons davantage de partenaires, avec des nouveaux qui nous ont contactés. Quand on a commencé au début de l’invasion, on a bien sûr remarqué les efforts russes dans le monde, soit pour influencer la décision des pays tiers soit pour acquérir pour eux-mêmes le matériel en question. C’est le marché – un marché très régulé et spécifique, mais cela reste un marché dans la majeure partie du monde. »
« Donc il y a des pays qui ont des raisons rester anonymes, pas seulement par peur de la Russie mais aussi pour des raisons de politique locale. Mais on voit que la confiance de nos partenaires et des donateurs reste grande. Ce qui est la priorité maintenant est de faire en sorte que l’aide à l’Ukraine soit durable, pas seulement pour quelques mois. »
« Les mêmes raisons invoquées par Hitler à propos de la Tchécoslovaquie ont été invoquées par Poutine »
Certains ici à Prague comparent déjà cette initiative tchèque à l’aide apportée par la Tchécoslovaquie à Israël dans son combat lors de la première guerre de 1948. Que pensez-vous de cette comparaison ?
« Je sais que pour plusieurs leaders de cette initiative - moi y compris -, il est sûr cela a été une chose à laquelle nous avons tous pensé. Même notre ministre de la Défense a fait le lien. Pour moi, en tant que responsable de la création de ce système qui marche maintenant, c’est un épisode auquel j’ai beaucoup pensé – j’ai pensé aux méthodes utilisés par le gouvernement tchécoslovaque pour aider Israël avant d’en être empêché par Moscou. »
« Et puis en ce qui concerne la coopération pratique, nous avons un traumatisme ici – la trahison de Munich en 1938. L’histoire tchèque dit que nous avons été trahis par nos alliés et servis à Hitler sous l’argument de l’apaisement, pour éviter la guerre, mais on connaît la suite. J’y ai donc pensé aussi. Les mêmes raisons invoquées par Hitler ont été invoquées par Poutine. Il est important de réaliser que la raison principale pour Hitler était de s’emparer de la force humaine mais aussi surtout industrielle en Tchécoslovaquie. Et c’est précisément ce que Poutine fait déjà dans les régions occupées d’Ukraine. Si Poutine réussit à s’emparer de l’Ukraine, il y aurait dix ou douze millions de conscrits qui pourraient être incorporés dans l’armée russe – même chose pour l’industrie de défense, qui est très forte en Ukraine comme elle l’était en Tchécoslovaquie. »
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« J’ai aussi pensé à la manière dont notre gouvernement en exil avait fonctionné après l’invasion nazie. Le deuxième jour de l’invasion en février 2022 j’ai appelé l’ambassadeur ukrainien à Prague en lui disant qu’on avait connu cette situation pendant la Deuxième Guerre mondiale. Je lui ai dit que comme il ne pouvait pas savoir si le gouvernement pourrait rester en place plus de quelques jours à Kyiv, il faudrait ouvrir un compte bancaire ici à Prague – nous avons lancé la campagne de financement participatif pour acheter toutes les armes qu’on peut vous livrer. En six semaines, les citoyens tchèques ont envoyé 40 millions d’euros qui ont servi à financer les premiers achats de matériel militaire. »
« Donc oui, les expériences de notre pays en tant que victime et en tant qu’allié d’Israël ont été une inspiration. »