Camps nazis sur le territoire tchèque : les fouilles racontent le quotidien des prisonniers de guerre
Des emballages d’aliments et de crèmes pour les mains, des peignes et des pinces à cheveux, des carnets de notes et même une crèche en papier... Tous ces objets sont rassemblés à Panenské Břežany, dans une exposition qui présente les découvertes archéologiques d’anciens camps nazis installés en Bohême. Des effets personnels d’anciens détenus, parmi lesquels de nombreux Français et Belges, ont été découverts sur cinq sites fouillés par les archéologues ces dix dernières années.
Parmi les localités où se trouvaient des annexes de camps de concentration, de travail et de prisonniers, les chercheurs de l’Institut archéologique de l’Académie des sciences de Prague et leurs collègues d’Ústí nad Labem et de Plzeň se sont intéressés à celles de Svatava, Rolava, Lety u Písku, Holýšov et Panenské Břežany. Pour la première fois, les résultats de leurs dernières recherches sont présentés dans une exposition commune intitulée Les camps nazis vus par l’archéologie, ouverte jusqu’au 30 septembre au château de Panenské Břežany, à une vingtaine de kilomètres au nord de Prague.
La vie quotidienne en temps de guerre
D’après l’un des auteurs de l’exposition, l’archéologue Jan Hasil, quelque 38 annexes de camps de concentration se trouvaient sur le territoire tchèque actuel. Par ailleurs, on y comptait un grand nombre de structures d’internement, dont disposait pour ainsi dire chaque établissement industriel. Mettant l’accent sur la vie quotidienne en temps de guerre, l’exposition couvre d’ailleurs 1 % seulement de ces structures.
« Nous exposons les objets qui nous semblent les plus intéressants. Les cinq sites que nous présentons sont relativement hétérogènes. Le premier d’entre eux est l’annexe du camp de concentration de Flossenbürg, qui se trouvait dans la commune de Svatava, dans la région de Sokolov, en Bohême de l’Ouest. Il s’agissait d’un camp de concentration pour femmes, où étaient internées – pour raisons raciales ou politiques – de nombreuses prisonnières de France. Elles étaient utilisées comme main d’œuvre dans l’armement. »
« Cette localité est intéressante parce que des historiens s’y sont intéressés dans les années 1960-1980. Ils ont alors rassemblé de nombreux objets, que nous sommes aujourd’hui en mesure de présenter. Surtout, ils sont entrés en contact avec les survivants de ce camp de concentration. Nous disposons d’une quantité importante de leurs souvenirs, notamment un croquis du plan du camp. Notre travail a consisté à recréer, en quelque sorte, ce lieu. Etant donné qu’une épidémie de typhus s’était déclarée dans le camp de Svatava à la fin de la guerre, les autorités militaires américaines ont pris la décision de le brûler en mai 1945. Ainsi, la mémoire historique de ce lieu a été entièrement effacée. A l’heure actuelle, on n’y trouve qu’un petit monument commémoratif. Et ce qui reste d’un abri anti-aérien est actuellement occupé par l’aire de jeux de l’école maternelle locale. »
Une crèche avec des personnages en costumes traditionnels français
C’est en 1943 qu’un camp a été établi dans le village de Svatava (Zwodau). L’ancienne filature de laine peignée, dont les propriétaires étaient juifs, a alors été transformée en usine de fabrication de bobines, d’interrupteurs et autre matériel destiné aux avions et aux instruments de bord. Les auteurs de l’exposition rappellent que les femmes détenues dans les camps de concentration principaux en Allemagne se portaient volontaires pour travailler dans ce genre d’usines. En effet, être employée en Bohême leur permettait d’éviter l’extermination systématique et d’obtenir un supplément de ration alimentaire.
« A Svatava, les prés sentent bon, les oiseaux chantent et le soleil brillent divinement. Alors que Ravensbrück, c’est un paysage effroyable : rien que des marécages et de l’eau fétide, des lacs en nombre. Un genre de relent doucereux flottait dans l’air en permanence », comme se souvient l’une des détenues, auxquelles appartenait plusieurs des objets exposés : un carnet de dessins, un petit chien en tissu ou encore une crèche en papier datée de Noël 1944. Jan Hasil :
« Cette crèche est fidèle à l’iconographie établie : au centre, Jésus dans une mangeoire, et puis Marie et Joseph. Mais prêtez attention aux personnages venus s’incliner devant Jésus : ils portent différents costumes traditionnels français, en fonction des régions d’origine des prisonnières. On y voit même une prisonnière portant des sabots et l’habituel uniforme rayé. Et au lieu d’une comète ou d’une étoile, c’est une étoile de David ailée qui flotte au-dessus de cette crèche de guerre. Une étoile de David ailée, et marquée d’un mot unique : pax. »
« On trouve également divers petits albums fabriqués par les détenues et dans lesquels elles s’écrivaient des messages. On peut par exemple y trouver une page illustrée des costumes alsaciens et lorrains, où figure un extrait d’un chant patriotique français faisant référence à l’annexion de l’Alsace-Lorraine par l’Empire allemand après la guerre de 1870-1871. Les paroles disent : ‘Vous avez pu germaniser la plaine, mais notre cœur, vous ne l’aurez jamais’. Dans ces petits carnets, on trouve même les adresses des soldats de l’armée américaine qui ont libéré ces femmes. »
Du dentifrice, du vin et de la crème à raser
Dans la même région, à une trentaine de kilomètres seulement en direction de la frontière allemande, sur les crêtes des Monts métallifères, se trouvait un autre camp appelé Rolava (Sauersack). Les auteurs de l’exposition ont développé une application qui fonctionne comme un sentier d’interprétation dans cet ancien complexe industriel aujourd’hui très prisé pour les tournages de films. Jan Hasil explique que ce n’était pas un camp de concentration qui se trouvait sur ces lieux, mais un camp de prisonniers administré par la Wehrmacht allemande :
« Les camps de prisonniers étaient établis à proximité de bâtiments stratégiques ou encore d’usines. Dans le cas de celui de Rolava, il s’agissait d’une usine minière et d’une usine de traitement du minerai d’étain. Jusqu’à 500 prisonniers soviétiques et 150 prisonniers français et belges ont travaillé ici. Nous avons également pu distinguer ces communautés sur le plan archéologique, car dans le cadre d’une étude de surface, nous sommes parvenus à différencier plusieurs zones de déchets. Sur la base de nos découvertes, nous avons identifié les déchets ‘pauvres’ des détenus soviétiques, que la Wehrmacht traitait en général moins bien. Ils n’étaient pas protégés par la convention de Genève, et ils ne bénéficiaient donc pas des colis de la Croix-Rouge. Par rapport à eux, la situation des prisonniers occidentaux, et notamment des Français, était un peu meilleure. En effet, la nourriture qu’ils recevaient de leurs geôliers était meilleure, comme l’a prouvé notamment la découverte de restes d’os de bœuf de qualité. De plus, eux bénéficiaient des colis de la Croix-Rouge. Par ailleurs, nos découvertes indiquent que les familles françaises envoyaient à leurs prisonniers du lait en poudre et de la farine de malt, mais également de l’alcool. »
Parmi les objets conservés du camp de Rolava, des bouteilles et emballages de produits cosmétiques retiennent particulièrement l’attention :
« Nous présentons deux dame-jeannes en verre et l’une des nombreuses bouteilles de vin que nous avons trouvées. Par ailleurs, nous pouvons affirmer que les prisonniers troquaient probablement des produits avec les habitants, puisque nous avons également trouvé un fragment de bouteille d’un produit typique pour la région de Karlovy Vary, à savoir la Becherovka. Par ailleurs, nous exposons un ensemble de flacons de pharmacie et d’emballages de produits cosmétiques d’origine allemande et française. Ces produits – à savoir du dentifrice ou de la crème à raser française – ne sont en aucun cas synonyme de luxe. Les crème pour les mains, par exemple, étaient absolument indispensables, puisque le minerai d’étain avec lequel travaillaient les détenus étaient très irritant. Nous exposons également les flacons de pharmacie que nous avons trouvés. Les emballages de médicaments pour les troubles digestifs indiquent que la nourriture des camps était loin d’être idéale. »
Des prisonnières françaises dans les usines de munitions à Holýšov
Non loin de la ville d'Holýšov, en Bohême occidentale, travaillaient des prisonnières françaises, mais aussi polonaises, russes et hongroises, ainsi que des prisonniers de guerre français, italiens et serbes. C’est l’équipe d’archéologues de l’université de Bohême occidentale qui étudie les restes du complexe où ils étaient détenus. Jan Hasil précise qu’il s’agissait de la plus grande colonie de camps nazis en Bohême :
« Deux usines de munitions ont été construites à proximité de cette petite ville de Bohême occidentale peu après le début de l’occupation nazie. Pour assurer leur fonctionnement et leur fournir de la main d’œuvre, ce sont pas moins de sept camps différents qui ont vu le jour. Il s’agissait avant tout d’une annexe de camp de concentration pour femmes et hommes, de deux camps de prisonniers, d’un camp de travail allemand et également d’un camp de travail forcé pour les jeunes filles et femmes tchèques. L’ensemble couvrait une surface de 7 hectares. »
Des vestiges du camp de Roms de Lety
L’exposition Les camps nazis vus par l’archéologie accorde bien évidemment une place aux vestiges du camp de concentration de Roms de Lety, à proximité de Písek. Les fouilles réalisées entre 2016 et 2019 dans l'unique camp de concentration établi dans la région de Bohême du sud – où les conditions d’hygiène désastreuses ont provoqué la mort de centaines de Roms de tous âges – ont été suivies de près par les médias tchèques. En effet, le destin des Roms passés par ce camp n’a commencé à être évoqué qu’après la chute du régime communiste, qui avait fait construire une porcherie sur le site. Les archéologues y ont trouvé non seulement des tombes individuelles, mais également une quantité importante d’effets personnels et de bijoux, qui sont donc actuellement présentés au public pour la première fois. Jan Hasil :
« Les objets les plus intéressants sont ceux qui ont été apportés au camp par des gens comme vous et moi. Il s’agit d’objets courants, de vaisselle émaillée pour enfants, de tasses de tous les jours… C’est tout ce qui reste des familles de Roms tchèques, dont la plupart n’ont pas survécu à l’Holocauste. Et ceux qui y ont survécu n’ont rien retrouvé de leurs biens. En quelque sorte, ces objets nous offrent un regard ethnographique sur cette problématique. »
Parmi les effets personnels des Roms emprisonnés à Lety, les archéologues ont retrouvé des peignes, des pipes, des couteaux de poche et des pinces à cheveux, mais également des pions du jeu Člověče, nezlob se (équivalent des petits chevaux, ndlr).
« On peut dire que même dans les situations les plus extrêmes, par exemple lorsque les gens étaient coincés derrière des barbelés, ils avaient envie de jouer et étaient créatifs. Nous exposons non seulement ces pions provenant du camp de Lety, mais également des pièces de dominos en os qui appartenaient aux prisonniers français du camp de Rolava. De ce camp, nous avons aussi des objets fait main, par exemple un presse-papier en étain moulé en forme de tête de chien. »
La résidence de Heydrich à Panenské Břežany
L’exposition se termine par la présentation d’un camp à l’opposé de l’immense complexe d'Holýšov. Il s’agissait en effet de l’un des plus petits camps du Protectorat de Bohême-Moravie :
« Nous voulons présenter la diversité inhabituelle et quelque peu perverse du phénomène des camps nazis. L’un des camps les plus spéciaux se trouvait justement ici, sur le site même de l’exposition, à Panenské Břežany, non loin de Prague. Historiquement, deux châteaux se trouvaient ici ; avant-guerre, ils étaient la propriété de familles de commerçants juifs de Prague. Ils leur ont été confisqués peu après le début de l’occupation. Le château dit ‘supérieur’ servait alors au général SS Karl Hermann Frank, tandis que le château ‘inférieur’ était prévu pour le gouverneur de Bohême-Moravie, à savoir tout d’abord Konstantin von Neurath, puis Reinhard Heydrich. D’ailleurs, c’est de ce château que venait Heydrich le 27 mai 1942, lorsqu’il a fait l’objet de l’attentat qui a provoqué sa mort. Sa veuve Lina et leurs enfants ont ensuite été autorisés à rester dans ce château. Pour assurer différents travaux physiques au château, Lina Heydrich avait à sa disposition un groupe de prisonniers juifs, qui ont vécu un certain temps au château. Une fois les travaux terminés, ils ont été envoyés en camp de concentration. »
« Ensuite, c’est un groupe de travailleurs composé de quinze prisonniers pour raisons religieuses qui lui ont été envoyés. C’était des Témoins de Jéhovah, et Lina Heydrich avait confiance en eux, car elle savait que leur religion leur interdisait la violence. Ces hommes étaient chargés de différentes tâches liées au château. Leurs conditions de travail étaient relativement bonnes, ils étaient aidés par les habitants et ils ont survécu à la guerre. »
« On pourrait penser que quinze hommes, c’est une très petite communauté ; pourtant, ce n’était pas le plus petit camp sur le territoire. Le plus petit, c’était le camp de prisonniers du château de Jezeří, en Bohême du Nord. Il comptait moins de dix prisonniers. Pour en revenir à Lina Heydrich, elle a vécu à Panenské Břežany jusqu’à la fin de la guerre. Elle y a cependant connu une deuxième tragédie familiale : non seulement son mari est mort, mais un an plus tard, c’est son fils Klaus qui est décédé dans un accident de la route. Malgré cela, elle est restée ici, et dans le livre qu’elle a écrit dans les années 1970, elle évoque même les années passées à Panenské Břežany comme une période positive de sa vie. »
Les objets du quotidien témoignent du passé trouble autant que les documents historiques ou les monuments commémoratifs, estiment les archéologues. Ils ont décidé de dédier l’exposition aux « millions de victimes des régimes totalitaires et à ceux qui souffrent ou souffriront dans des camps partout où les droits de l’homme sont aujourd’hui réprimés ». Jan Hasil :
« Récemment, nos collègues de l’Université Charles de Prague ont transformé notre base archéologique de Mělník en hébergement provisoire pour les réfugiés d’Ukraine. Il a fallu faire l’inventaire de la vaisselle et de tout ce qui s’y trouvait, et compléter avec des objets apportés par nos collègues de chez eux. A nouveau, les objets du quotidien sont entrés dans l’histoire. En raison des événements actuels en Ukraine, il nous a fallu actualiser le dernier panneau de l’exposition. Nous y indiquons que les clichés de Google Earth permettent aujourd’hui de localiser les camps de travail et autres structures de ce genre sur les territoires où la liberté ne règne pas. C’est quelque chose que chacun de nous peut faire. »
L’exposition Les camps nazis vus par l’archéologie a été préparée par l’Institut archéologique de l’Académie des sciences de Prague en collaboration avec l’Institut national du patrimoine d’Ústí nad Labem et l’université de Bohême occidentale de Plzeň. Réalisée dans le cadre du programme de recherche Stratégie AV21 Société résistante pour le XXIe siècle, elle est ouverte jusqu’au 30 septembre 2022 au Mémorial de l’oppression nationale et de la résistance à Panenské Břežany.