En Tchéquie aussi, écologie et agriculture sont les deux faces d’une même pièce

Confrontée à un intense mouvement social du monde agricole, la Commission européenne a proposé, en mars dernier, une réforme de la Politique agricole commune (PAC). Son but : moins de charges administratives pour les agriculteurs, une redéfinition des conditions d’obtention des subventions et, surtout, une diminution notable des normes environnementales. Tandis que certains politiques dénoncent un grand retour en arrière écologique, dans quelle mesure ce changement de cap se justifie-t-il ? Et pourquoi oppose-t-on systématiquement agriculteurs et écologie ? Autant de questions qui se posent aussi en Tchéquie.

Photo: Leona Nevařilová,  ČRo

Les normes agricoles de protection de l’environnement semblent être devenues un levier comme un autre pour calmer la colère des agriculteurs. Dans un contexte de rejet massif du Green Deal et de montée des nationalismes, l’Union européenne (UE) peine à gagner les faveurs du monde paysan. Pour autant, leurs manifestations ont nettement moins mobilisé les agriculteurs en Tchéquie que dans d’autres pays comme la France ou l’Allemagne. Agriculteur et directeur du département économique de la grande ferme Pias Suchdol, à Kutná Hora (Bohême centrale), Jan Mikulka a, lui, participé à ce mouvement social :

« Le problème des politiciens européens est qu’ils prennent des décisions sans aucune étude d’impact et sans avoir les connaissances pour cela. Leurs choix sont clairement influencés par les industries agro-alimentaires. »

Avec ses 75 employés pour 6 200 hectares d’exploitation, dont 3 200 hectares de culture céréalière, et 1 200 vaches, on pourrait penser que Pias Suchdol n’est que modérément concerné par la crise que traverse le monde agricole. Mais la crise, transversale, touche petits et grands exploitants et a des conséquences sur le traitement politique de la protection de l’environnement.

Photo illustrative: Jitka Cibulová Vokatá,  ČRo

Un modèle agricole hégémonique qui montre ses limites

Interrogé sur les problématiques auxquelles il fait face en tant que gérant d’une exploitation agricole, Jan Mikulka évoque surtout l’impitoyable bataille des prix à laquelle se livrent les agriculteurs en Tchéquie :

Photo: Jitka Cibulová Vokatá,  ČRo

« Les normes environnementales ne sont pas un problème en soit, en dehors de la paperasse qui est beaucoup trop lourde. Notre principal problème, c’est la compétition avec d’autres pays qui nous oblige à toujours baisser nos prix. L’UE a signé des traités de libre-échange avec l’Ukraine, la Russie, le Brésil, et d’autres États qui vendent leurs produits moins chers que nous car ils ont des réglementations plus souples. Par exemple, historiquement, l’Allemagne et la Pologne sont deux des plus gros acheteurs de l’agriculture tchèque. Mais maintenant, ils se fournissent de plus en plus auprès des producteurs ukrainiens. Beaucoup d’agriculteurs tchèques ne peuvent plus vendre leur production sans  baisser leurs prix. »

Cette compétition mondialisée favorise naturellement un modèle de production intensif et moins respectueux de l’environnement avec plusieurs conséquences. Premièrement, comme l’explique encore Jan Mikulka, plus on s’enferme dans une pratique agricole intensive, plus on devient dépendant des produits phytosanitaires, notamment des pesticides.

« On doit beaucoup labourer la terre, ce qui crée des problèmes d’érosion des sols, donc le travail du sol est plus réglementé. On a des contraintes sur ce que l’on peut labourer ou pas. En plus de cela, on utilise des semences qui sont productives mais très sensibles aux maladies et aux champignons. On doit donc répandre toujours plus de pesticides. »

Photo illustrative : Štěpánka Budková,  Radio Prague Int.

Deuxièmement, cette compétition mondialisée conduit à une massification des exploitations agricoles. Ce phénomène est particulièrement fort en Tchéquie. Pias Suchdol, la ferme de Jan Mikulka, en est un bon exemple. Des groupes de propriétaires rachètent une à une les petites exploitations familiales en fin de vie, qui avaient été restituées par l’État tchèque dans le contexte de fin du système collectiviste après la chute du régime communiste en 1989.

« Si on veut survivre, il nous faut devenir plus gros. Comme partout en Europe, les petites exploitations craquent et les plus grosses rachètent les terres. Le plus dur, c’est pour les petites exploitations animales. Cela demande beaucoup de travail et il est devenu quasiment impossible de générer du profit sans produire à une plus grande échelle. Les grandes fermes permettent aussi d’améliorer la qualité de vie des agriculteurs. Certains travaillent le matin, d’autres l’après-midi, c’est beaucoup plus confortable. Dans les petites exploitations, ce n’est vraiment pas une vie facile. C’est presque de l’esclavagisme. »

Photo: schauhi,  Pixabay,  Pixabay License

Protéger les agriculteurs pour protéger l’environnement ? Ou inversement ?

Comme l’a bien illustré la colère des agriculteurs en début d’année, la lutte contre le réchauffement climatique et les revendications des agriculteurs sont très souvent présentées comme des problématiques antagonistes. Le fameux débat « fin du monde versus fin du mois ». Une dichotomie qui n’a pas lieu d’être, selon Theresa Reinhardt Piskáčková, professeure au département d’agroécologie et de protection des cultures de l’Université des sciences de la vie à Prague :

« Il ne faut pas opposer écologie et agriculture. On ne peut pas être dans une posture de scientifique qui ‘sait mieux que les agriculteurs’ et leur dire ce qu’ils doivent faire. On doit mieux intégrer à la fois les agriculteurs et les sciences environnementales [dans le débat politique]. Les agriculteurs ont des connaissances et un savoir-faire qui peuvent être très enrichissants pour nos réflexions. Mais la réalité est que dans de nombreux cas, les connaissances qu’ils ont en termes de protection de l’environnement ou de pratiques agricoles alternatives importent peu, car ils ont de fortes contraintes économiques et peuvent difficilement les appliquer. »

À l’image d’un secteur qui pense sa pratique et qui, pour chaque génération, s’adapte aux nouvelles contraintes, la professeure observe un vrai engouement pour les pratiques agricoles alternatives :

« Il y a beaucoup d’excitation et d’enthousiasme chez les étudiants pour penser les nouvelles pratiques agricoles. C’est indispensable pour vivre toutes les difficultés qu’impliquent la transition vers un modèle agricole alternatif. Cela nécessite beaucoup de connaissances et il faut plusieurs années pour avoir une exploitation rentable. Donc, c’est très risqué. »

Comble d’ironie dans cette opposition entre agriculture et écologie, les agriculteurs sont en première ligne face au réchauffement climatique. Jan Mikulka commence déjà à en observer les conséquences :

« Le réchauffement climatique commence à être  un vrai problème. On a de plus en plus de périodes de sécheresse. Les hivers ne sont pas assez froids, donc les cycles biologiques naturels sont perturbés et cela impacte nos cultures. »

Un défi de plus pour la campagne tchèque, encore largement dominée par l’agriculture intensive.