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9) Les bandes dessinées tchèques incontournables

Les bandes dessinées tchèques, collage: Radio Prague Int.

À la différence de la France, de la Belgique ou des États-Unis, la République tchèque n’a pas vraiment de tradition ancrée de la bande dessinée. Longtemps considérée comme de la sous-littérature de divertissement destinée aux enfants ou comme un genre « corrompu » par la culture américaine, la scène de la bande dessinée tchèque a cependant su évoluer pour trouver son public. Très diverse aussi bien sur le fond que sur la forme, la production actuelle mérite que l’on s’y arrête un instant. Dans le cadre de notre série sur les livres tchèques incontournables, nous vous présentons les œuvres des auteurs tchèques de bande dessinée qui, ces quinze dernières années, ont trouvé leur place sur le marché francophone…

Les bandes dessinées tchèques,  collage: Radio Prague Int.

« En fait, il suffit de faire une super BD, une BD qui prend l’éditeur aux tripes. Après, le fait que vous soyez tchèque n’a plus d’importance. Quand on veut, on peut. » Avec ces conseils du dessinateur Filip Škoda, père du Docteur Babilla et du trader Lakaf, publier une BD en France lorsqu’on est tchèque semble aller de soi. Mais c’est en réalité plus facile à dire qu’à faire, comme le souligne Tomáš Prokůpek, du Centre tchèque pour l’étude de la bande dessinée et coauteur d’un ouvrage sur « L’histoire de la bande dessinée tchécoslovaque au XXe siècle » :

« Pour que les auteurs de BD tchèques percent à l’étranger, il leur faut proposer des thèmes locaux mais accessibles. Il faut proposer quelque chose d’un peu spécifique, d’original, mais avec une portée universelle et raconté de façon compréhensible pour les lecteurs de l’Ouest, sans pour autant être trop donneur de leçons. Ce n’est pas évident. On peut certainement trouver dans l’histoire tchèque, comme dans l’histoire de n’importe quel pays, des récits forts, dramatiques, qui parlent de la République tchèque tout en étant compréhensibles partout dans le monde. Mais, encore une fois, ce n’est pas facile. »

Quand on veut, on peut

Pari réussi, en tout cas, pour Zátopek, la bande dessinée de Jan Novák et Jaromír 99, publiée en français en 2018 aux éditions Des ronds dans l’O. Avec ses graphismes un peu rétro aux personnages très stylisés, cet album revient sur les trente premières années de la vie d’Emil Zátopek, coureur tchèque, donc, mais dont le nom est également bien connu en France, car il était le grand rival – mais aussi le grand ami – d’Alain Mimoun.

Pour son éditrice française, Marie Moinard, « ce qui fait l’intérêt de cet album, c’est que son approche porte avant tout sur le personnage, et ensuite, en second plan, sur l’athlète ». Présentant l’enfance de Zátopek, son histoire d’amour, l’aspect politique de sa vie et de son parcours, cette bande dessinée se termine sur le triplé olympique du sportif aux Jeux olympiques d’Helsinki en 1952, une performance inégalée depuis. Quant à la portée universelle de son histoire, c’est – toujours selon Marie Moinard – « l’élan » que Zátopek insuffle, « quelque chose d’extrêmement positif, une joie de vivre, de l’enthousiasme ».

Un contexte politique longtemps défavorable

Tomáš Prokůpek,  photo: Archives de Tomáš Prokůpek
Ce qui est certain, c’est que la bande dessinée tchèque revient de loin. L’histoire n’a pas joué en sa faveur, comme le résume Tomáš Prokůpek dans un article paru en 2013 dans le magazine Alternatives internationales : « Alors que les nazis ont tenté de liquider la culture tchèque dans son ensemble, les communistes honnissaient la bande dessinée, dans laquelle ils voyaient un produit dégradant de l’Amérique capitaliste. La BD a alors été reléguée au rang de forme subalterne de littérature enfantine. Lorsque le pouvoir communiste s’effondre, en 1989, le boom de la bande dessinée est l’un de ses bénéfices collatéraux. » Tomáš Prokůpek revient donc sur l’évolution de la perception de la bande dessinée dans la société tchèque :

« On ne peut pas généraliser. C’est essentiellement une question de génération : pour celle de mes parents, la BD sera toujours quelque chose de l’ordre du divertissement, sans valeur pédagogique. Pour ma génération, c’est différent, et pour les jeunes de vingt ans, c’est une composante habituelle de la pop culture, quelle qu’en soit la qualité. Mais je pense qu’ils sont conscients du fait qu’un album puisse être porteur d’un contenu ambitieux. L’âge et la génération ont donc une influence importante sur la façon dont la bande dessinée est perçue. La période communiste a ancré dans les esprits que la BD est une production destinée aux analphabètes, aux illettrés, la présentant comme un ersatz de littérature perverti par l’Ouest… Mais ces stéréotypes disparaissent petit à petit. Et puis, qu’on le veuille ou non, le niveau d’instruction joue également un rôle. Je pense que nombre de personnes qui ont fait des études supérieures, conçoivent la BD comme un divertissement intellectuel. Elles sont bien conscientes des possibilités et de la portée du genre. »

'Muriel & andělé',  BD de l’année 1968,  mais publiée en 1991 aux éditions Comet

Des romans graphiques en trois albums

Au début des années 2000, donc, les étaux des librairies tchèques ont vu apparaître des romans graphiques abordant des thématiques « sérieuses » souvent caractérisées par leur publication sous forme de trilogie. C’est le cas par exemple de O Přibjehi – Histoires de Markéta Hajská, Máša Bořkovcová et Vojtěch Mašek, publiées en français aux éditions Çà et Là en 2011. Cette trilogie présente la vie de trois Roms, trois existences authentiques qui illustrent, chacune à leur manière, la condition des Roms de Tchéquie et de Slovaquie.

'O Přibjehi – Histoires',  photo: Çà et là
L’éditeur français, Serge Ewenczyk, a apprécié le caractère de « témoignage très documentaire, très oral » du travail, car ces bandes dessinées ont été réalisées « d’après photo, d’après vidéo, d’après tous les enregistrements qui avaient été faits au cours des entretiens » avec les protagonistes. Il lui semblait par ailleurs intéressant « que les lecteurs français et sensibilisés sur cette question puissent voir comment ça se passe dans les pays d’Europe centrale et de l’Est, où la population rom est très importante, beaucoup plus qu’en France ».

Cependant, selon Tomáš Prokůpek, cette tendance à la publication de trilogies caractéristique du début des années 2000 était « le résultat d’une recherche d’équilibre prix/potentiel de vente », un « critère alors très important ». Ce n’est plus le cas aujourd’hui, et il estime qu’il est actuellement difficile de « généraliser en ce qui concerne le marché tchèque, où les types de format de publication sont très hétérogènes ». Il identifie cependant certaines caractéristiques :

« Je constate toujours la plus grande diversité de genres que le marché de la BD tchèque ait jamais connue. Il est aussi intéressant de constater qu’alors que la BD pour enfants dominait largement avant 1989, c’est actuellement le contraire. Certains auteurs s’y consacrent, mais il y a nettement moins de magazines de BD pour enfants qu’autrefois. On constate également qu’environ 50 % des auteurs sont des femmes, ce qui était autrefois inimaginable, le monde de la BD étant essentiellement masculin, aussi bien au niveau de la production que du lectorat, et pas seulement en République tchèque. C’est une tendance très positive. »

'Anna en cavale',  photo: Actes Sud - L'an 2
Lucie Lomová est l’une de ces dessinatrices de bande dessinée qui a percé sur le marché français. Elle-même a longtemps dessiné à l’intention des enfants, pour le grand classique des magazines de BD, Čtyřlístek, avant de se tourner vers la bande dessinée pour adultes, dont elle a publié trois albums en France, aux éditions Actes Sud - L’an 2.

S’ils explorent des genres différents, du thriller au policier en passant par le récit de voyage historique, ses trois albums se caractérisent par leur graphisme à la ligne très claire et leur énergie contagieuse. Le premier, Anna en cavale, est tout d’abord paru en France, grâce à la confiance accordée à la dessinatrice par l’éditeur Thierry Groensteen, avant d’être publié l’année suivante en République tchèque. Les deux autres, Les Sauvages et Sortie des artistes, ont été édités parallèlement dans les deux pays.

'Docteur Babilla',  photo: Archives de Filip Škoda

Quantité ou qualité ?

Selon Tomáš Prokůpek, un dessinateur de bande dessinée peut parvenir à se faire un nom à l’étranger de deux façons :

'Lakaf affole le CAC',  photo: Archives de Filip Škoda
« Pour réussir à l’étranger, il faut bien évidemment être meilleur que les auteurs du pays en question, puisque les éditeurs de ce pays donneront naturellement la priorité à leurs compatriotes. L’artiste étranger doit donc nécessairement les convaincre, soit en se transformant en manœuvre réalisant des BD de qualité moyenne pour peu d’argent – ce qui intéresse les éditeurs, bien sûr, mais ne fait certainement pas rêver la majorité des auteurs –, soit en se distinguant suffisamment par un travail intéressant pour convaincre les éditeurs de prendre le risque de publier un inconnu, voire de publier un thème un peu inhabituel. »

Filip Škoda, que nous avons cité au début de ce reportage, fait partie de ceux qui ont percé sur le marché francophone, et ce dans le berceau même de la bande dessinée – en Belgique, où les éditions Joker ont publié, en 2010, deux albums de strips présentant des situations loufoques se déroulant dans le cabinet de consultation de Babilla, un docteur agacé par ses patients et bien peu respectueux de la déontologie. Dans le même style de personnages « à gros nez », Filip Škoda a plus récemment illustré la bande dessinée « Lakaf affole le CAC », l’histoire d’un trader qui coule sa banque en spéculant sur le radis et qui est tout d’abord parue sur le site de l’hebdomadaire L’Express avant d’être publiée aux éditions Mosquito.

'Docteur Babilla',  photo: Archives de Filip Škoda

Filip Škoda ne cache pas que pour se faire un nom, en France comme ailleurs, il faut de l’assiduité, de la persévérance mais aussi des sacrifices. Tomáš Prokůpek est de son avis. Il estime que c’est en partie à cause d’un certain manque de témérité que les auteurs tchèques sont peu présents sur le marché de la BD francophone :

« Si on regarde les pays qui entourent la République tchèque, on trouve toujours le nom d’un auteur de BD qui a trouvé sa place sur le marché français ou belge. Je pense que c’est partiellement lié au fait que les Polonais, par exemple, sont beaucoup plus disposés à s’installer à l’étranger, alors que les Tchèques sont généralement plus pantouflards… Nous n’avons pas de personnalités déterminées, prêtes à se priver pour réaliser leur rêve et percer sur le marché français. Je pourrais citer plusieurs auteurs tchèques talentueux, mais je ne suis pas certain qu’il soit important à leurs yeux de s’établir à l’étranger. »

'Alois Nebel 1',  photo: Presque Lune

Le marketing de la date anniversaire

Une des tendances actuelles du marché tchèque relevée par Tomáš Prokůpek est également la publication conséquente de bandes dessinées à thématique historique, souvent en relation avec une date anniversaire ou une personnalité :

« Le plus visible actuellement est cette vague de BD historiques, d’adaptations de l’histoire tchèque sous forme de BD. Côté qualité, on trouve aussi bien des albums d’excellente qualité que de très mauvaise. Les éditeurs et les auteurs exploitent le filon, car il y a là un excellent potentiel. »

Dans cette veine historique, quoiqu’abordée sous une approche d’histoire individuelle à caractère biographique, la bande dessinée Alois Nebel est parue en France en 2014 aux éditions Presque Lune, après que son adaptation cinématographique a été nommée Film d’animation européen de l’année en 2012. Elle nous présente l’histoire d’un chef de gare taiseux et hanté par ses souvenirs. Sous ses traits de crayon un peu austères, et malgré la complexité du contexte historique – notamment pour le lecteur français –, Alois Nebel aborde avec humanisme deux périodes importantes et toujours sensibles de l’histoire tchèque : l’expulsion des Allemands des Sudètes à la fin de la Seconde Guerre mondiale et la révolution de Velours en 1989.

'Le Dragon ne dort jamais',  photo: Casterman

Plus récemment, début 2020, les éditions Casterman ont publié Le dragon ne dort jamais, de Jiří Grus. L’histoire de cet album aux magnifiques planches pastel s’inspire de la légende de la fondation de la ville de Trutnov, dans le nord-est de la Bohême, au début du XIe siècle. Une histoire ancienne aux « résonances très contemporaines » et « universelles », car elle « revisite la notion d’héroïsme », selon l’éditeur français Gaëtan Akyuz.

Tomáš Prokůpek est, lui aussi, convaincu du potentiel du travail de Jiří Grus :

« Jiří Grus est un artiste de niveau européen, et la publication de son Dragon ne dort jamais pourrait constituer une étape importante pour d’éventuelles autres publications de ses œuvres en France. Mais il faut être réaliste, il est évident que la France ne va pas tomber à la renverse devant ces quelques passionnés venant de République tchèque. Mais ce qui me semble important, c’est que chacun de ces petits succès a un écho considérable et une incidence sur l’évolution de la scène de la BD. Ainsi, chaque personnalité peut inciter ou entraîner d’autres auteurs à tenter leur chance. »

Et lorsqu’on lui demande de citer le travail d’un auteur qui, selon lui, aurait une chance de trouver sa place sur le marché de la bande dessinée en France, Tomáš Prokůpek a sa petite idée :

'Oskar Ed',  photo: Lipnik
« J’ai bon espoir qu’Oskar Ed, de Branko Jelínek, puisse intéresser les lecteurs étrangers et français. Je pense qu’il s’agit d’une des créations tchèques les plus remarquables et réussies. Il s’agit d’une étude surréaliste des relations familiales non fonctionnelles. D’un point de vue artistique, l’image est très forte, très marquante. Je pense que c’est transmissible, ce n’est pas historique, ce n’est pas une histoire ancrée dans un environnement tchèque, car elle a un côté universel. Cela fait donc partie de ces travaux dont je pense qu’ils pourraient retenir l’attention du public étranger. Et puis je suis curieux de voir ce que donneront les productions des auteurs d’une vingtaine d’années, une génération qui a été nourrie de choses radicalement différentes. Cette génération a une expérience totalement différente de la mienne, elle s’intéresse à d’autres thèmes… Elle est non seulement plus habituée à lire en anglais, mais aussi à créer dans cette langue, à collaborer avec des scénaristes étrangers, à mettre en place des projets entre plusieurs pays… Je suis donc curieux de voir ce qui en découlera. »

'Oskar Ed',  photo: Lipnik
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