Les sections tchèques en France, un dispositif qui forme de jeunes Européens
Depuis plus de cent ans, malgré diverses interruptions liées à l’histoire mouvementée de la Tchéquie au XXe siècle, des générations de jeunes élèves tchèques partent en France passer trois ans d’études dans des lycées français. L’une de ces sections, basée au Lycée Alphonse Daudet à Nîmes fête ses cent ans cette année, avec de nombreux événements organisés du 25 au 28 avril. Radio Prague Int. en a parlé avec Kristýna Křížová, présidente de l’Association des anciens élèves tchèques et tchécoslovaques en France, qui a d’abord rappelé l’histoire de la création de ce dispositif bilatéral unique en son genre.
« C’est un dispositif qui a été créé au départ en 1920 pour Dijon, ensuite en 1923 pour Saint-Germain-en-Laye et en 1924 pour Nîmes. Elles sont nées de la volonté de la Tchécoslovaquie nouvellement créée et son alliée la France de mettre en place un dispositif qui permettrait à de jeunes Tchécoslovaques d’être formés à la française, d’être formés à la francophonie et la francophilie. L’idée était de construire une nouvelle élite tchécoslovaque imprégnée de la culture et de la langue françaises. La création des sections tchécoslovaques faisait partie d’un projet plus vaste qui incluait la création de l’Institut français de Prague, ex-Institut Ernest Denis à l’époque et de la chaire des langues slaves à la Sorbonne. Les sections tchécoslovaques faisaient partie de cet écosystème de coopération pédagogique et éducative de la Tchécoslovaquie de l’époque. »
Vous même êtes une ancienne élève de la section de Nîmes : vous souvenez-vous du processus de recrutement à l’époque et quelle est votre année de baccalauréat ?
« J’ai passé le bac en 1993. J’étais la toute première promotion post-communiste. Nous sommes partis, huit filles à Nîmes et une dizaine de garçons à Dijon, dix mois seulement après la révolution de Velours. C’était assez émotionnel comme situation, pour nous. On partait très jeunes, à 15 ans, mais aussi dans une ambiance très fraîche de cette liberté nouvellement acquise ou retrouvée. Mes parents me disaient : il faut que tu partes maintenant parce que l’expérience de 1968 nous dit qu’on ne sait pas si c’est une fenêtre qui s’ouvre pour un petit moment avant de se refermer, ou si c’est définitivement acquis. Evidemment, pour les générations actuelles qui arrivent à Nîmes et Dijon, ce n’est plus vrai : ils ont la certitude de vivre dans une Europe libre.
Le processus de recrutement a changé depuis, le mien était un peu improvisé vu la situation. Dans les principes les plus importants : il faut avoir un certain niveau de français, même s’il n’est pas nécessaire qu’il soit parfait, car on va en France pour l’améliorer. Mais il faut être capable de s’asseoir à la rentrée et de pouvoir prendre des notes en chimie, en maths etc. Aujourd’hui le DELF permet de vérifier le français à l’écrit. L’oral, même s’il n’est pas long (15, 20 minutes par candidat), il est extrêmement important non seulement pour vérifier le niveau, mais c’est l’occasion pour les candidats de se présenter, de présenter sa personnalité naissante, sa motivation, son projet personnel. De voir aussi s’il sait ce qu’il fait : partir à cet âge-là, pour trois ans, se retrouver à vivre à l’internat qui vous donne l’impression d’être plus libre, alors que les règles de l’internat sont souvent bien plus strictes que celles de la maison. Tout cela, ce sont des choses impalpables mais que le jury doit sentir et voir. Après l’oral, ils sélectionnent 4 filles pour Nîmes et trois filles et trois garçons pour Dijon. »
Nos lecteurs et auditeurs peuvent en apprendre plus l’histoire de ces sections tchécoslovaques et tchèques grâce à un livre Un rêve tchèque en France, de l’historien et actuel directeur du Centre tchèque Jiří Hnilica. Revenons à celle de Nîmes qui fête son centenaire. Elle est très liée à Ernest Denis, historien, bohémiste, grand supporter de l’indépendance tchécoslovaque…
« Dijon avait été choisie par les représentants de deux Etats pour des raisons pratiques. Saint-Germain-en-Laye, c’était parce qu’y avaient été signés des accords sur la création de la Tchécoslovaquie. C’étaient donc deux choix symboliques. Nîmes a une histoire tout à fait différente : les élèves de Dijon, des garçons, sont descendus en 1923 à Nîmes pour rendre hommage, dans sa ville natale, à Ernest Denis qui était mort entre-temps. Ils ont été accueillis par le maire de Nîmes de l’époque qui a été émerveillé par ces jeunes gens : il a eu l’idée d’ouvrir une section similaire à Nîmes car il lui semblait inacceptable de ne pas avoir de section tchécoslovaque dans la ville natale d’Ernest Denis. »
Donc dans le cas de Nîmes, la demande venait exclusivement du côté français…
« Oui. Et jusqu’à aujourd’hui, on sent dans cette ville un attachement très fort à sa section. Elle a donc ouvert en 1924 et depuis, les deux sections ont à peu près la même évolution, sauf quelques décalages au niveau des années de réouverture dans les années 1960. Ce sont des sections jumelles, organisées selon les mêmes règles. Le dispositif est toujours le même avec une assistante tchèque dans les deux sections, les élèves passent le bac français reconnu en Tchéquie, ils ont des cours de tchèque etc. »
Vous célébrez donc le centenaire de la section de Nîmes, quelques années après avoir rappelé le centenaire des sections dans leur ensemble avec l’anniversaire de la section de Dijon. Comment avez-vous envisagé cette célébration ?
« Les célébrations à Nîmes s’étalent sur trois jours ce qui reflète l’importance de cet événement. Il faut vraiment commencer avec Ernest Denis car sans lui, on ne serait pas là : son nom, son travail et son influence seront rappelés à plusieurs reprises via un documentaire de la Télévision tchèque et deux débats avec des historiens qui expliqueront plus son influence et son importance. On aura des conférences d’Antoine Marès, de Stéphane Reznikow ou Jiří Hnilica qui offriront au public nîmois de redécouvrir cet Ernest Denis qui a une statue dans la ville mais qui a un peu disparu de la mémoire locale. On célébrera aussi la section avec la mairie de Nîmes et le lycée. Nous aurons la chance d’accueillir l’ambassadeur de République tchèque en France et l’ambassadeur de France en Tchéquie, le vice-ministre de l’Education tchèque et des représentants de l’Académie de l’Occitanie. Nous serons plus d’une trentaine d’anciens et anciennes élèves, et des lectrices qui ont formé la section au fil des ans. La municipalité de Prague 1 sera représentée par sa maire et aussi deux groupes d’élèves de l’école élémentaire Brána jazyků qui préparent un film d’interviews d’anciens élèves qui sont partis pour la section tchèque, et du lycée Jan Neruda jumelée avec le lycée Alphonse Daudet. Cela va être une grande fête de la coopération éducative franco-tchèque. »
Nous sommes en 2024, la mobilité des jeunes gens est importante aujourd’hui, les frontières sont ouvertes, des programmes comme Erasmus, après le baccalauréat leur permet de circuler et de découvrir le monde : selon vous, en quoi les sections tchèques continuent-elles d’être une formation importante et privilégiée, dont il est nécessaire de faire perdurer la tradition ?
« Ce qui est unique, c’est la longueur : ce sont trois années, c’est l’immersion totale dans le système français et plus globalement dans un autre système que celui dans lequel on est éduqué. La longueur du séjour et la profondeur de l’immersion, c’est ce qui fait la qualité et le caractère exceptionnel des sections. Je suis très heureuse que les élèves tchèques aient quatre sections bilingues à leur disposition en Tchéquie, de même que des sections européennes qui organisent des échanges. Mais cette expérience sur trois ans est unique puisqu’il faut se dire que quand on termine ce cycle, à 18 ans, vous aurez vécu un sixième de votre vie en France, dans une société différente, pendant des années très sensibles. Faire partie de cette histoire centenaire, de ce dispositif, être accueillis en tant que représentants de la jeunesse tchèque, c’est une situation exceptionnelle qui dépasse le cadre strictement personnel d’une mobilité, d’un départ dans un pays étranger pour faire leurs études. Ils font leurs études, c’est une aventure personnelle, mais qui fait partie d’un dispositif. C’est quelque chose qui leur apprend beaucoup, qui leur ouvre le monde. Beaucoup d’entre eux s’orientent ensuite vers les sciences politiques, les institutions européennes… »
Certains restent en France aussi, trouvent un travail dans l’administration française… Dans tous les cas, ça leur ouvre des portes très différentes de ce qui s’offre à leurs camarades restés au pays…
« Oui, cela dépasse l’expérience éducative. Ce n’est pas seulement aller tous les matins au lycée. C’est formateur dans les deux sens : vous êtes formé dans un certain système éducatif, mais il faut soudain vous adapter à d’autres méthodes, apprendre d’une autre façon, et vous portez au fond de vous deux systèmes. C’est un avantage immense pour vos études universitaires et votre carrière, c’est une chance d’avoir ces deux bagages. C’est aussi une formation personnelle pour votre vie que vous ne pourriez pas acquérir en restant chez vous. »
Que souhaiter aux sections tchèques pour les années à venir ? Longue vie aux sections tchèques ?
« Oui, bien sûr ! Ce que je souhaiterais – et je pense qu’on est sur la bonne route – c’est de voir plus de mobilité lycéenne à long terme. Les sections tchèques sont nées dans un cadre absolument bilatéral au début des années 1920. Aujourd’hui on fête les vingt ans de l’adhésion de la Tchéquie à l’Union européenne et les sections, même si c’est un dispositif bilatéral, se sont très bien adaptées à cette nouvelle situation européenne. Et donc je les vois comme un exemple de formation authentique de jeunes Européens. Je sais que des projets sont créés : l’an dernier, l’IFP à Prague a fait venir plusieurs groupes de lycéens français pour passer un mois en Tchéquie. On a des Erasmus qu’on essaye d’élargir au niveau du lycée. Je ne pense pas qu’on puisse créer plus de sections sur trois ans, car c’est un dispositif assez unique et lourd. Mais créer de plus en plus d’occasions pour des jeunes de cet âge pour que l’Europe et les valeurs occidentales puissent être portées par cette jeunesse, cela me paraît être quelque chose que les sections peuvent souhaiter. »