Archives StB : « 35 ans après la révolution de Velours, les étudier pour voir l'histoire autrement »
À l’occasion du 35e anniversaire de la révolution de Velours ce dimanche, entretien avec Sara Vidímová, qui a plongé dans les archives de la police communiste tchécoslovaque, la StB, dans le cadre de recherches pour le reporter français Vincent Jauvert et son livre sur les journalistes français ayant collaboré avec la StB à Paris.
Extraits de cet entretien à écouter dans son intégralité en appuyant sur Lecture ci-dessus
Qu'est-ce qui vous a amenée à travailler dans les archives des services de la police communiste tchécoslovaque, la tristement célèbre StB ?
Sára Vidímová : « C'est un hasard, j'ai un ami qui s'appelle Jan Koura, historien tchèque qui travaille vraiment beaucoup sur les services de renseignement et c'est lui notamment qui a par exemple révélé le cas de Mehdi Ben Barka. On en avait parlé aussi en France et suite à ces révélations sur Ben Barka, il a été contacté par Vincent Jauvert qui à l'époque travaillait au Nouvel Observateur et voulait publier un article sur Jean Clémentin, journaliste du Canard enchaîné. »
« Il avait besoin de quelqu'un qui puisse traduire les documents du tchèque en français, qui ne soit pas forcément traducteur mais qui connaisse un peu l'histoire pour faire le premier tri dans les documents. Jan Koura m'a contactée parce qu'il savait que je parlais français et que je m'intéressais aussi à l'histoire. J’ai fait des études de sciences politiques et d'histoire moderne à la faculté de lettres à l'Université Charles. On a quand même aussi touché à la période étendue du XXe siècle en Tchécoslovaquie ou en Europe. Je ne suis pas historienne ni archiviste, donc c'était aussi une très bonne occasion pour moi de découvrir ce milieu. Avec Vincent Jauvert, on a travaillé sur l'article qui a été publié dans le Nouvel Obs et ensuite il a décidé d'écrire un livre là-dessus. »
Rappelons que le livre de Vincent Jauvert a été publié en mars de cette année sous le titre À la solde de Moscou, avec une flopée de journalistes français qui sont présents dans ces archives de la StB. Qu’est-ce qui vous a marqué le plus pendant vos recherches dans ces archives ?
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« Plusieurs choses. J'ai découvert pas mal de choses sur l'histoire de la presse française aussi parce qu’en Tchéquie, on n'est pas vraiment habitué d'avoir les journaux engagés politiquement. Donc ça m'a frappée par exemple de voir le nombre de journalistes qui collaboraient avec la StB vraiment parce qu’ils considéraient le système en Tchécoslovaquie, le système communiste, plus juste et ils étaient très critiques envers la France de l'époque et aussi envers les États-Unis et tout l'Occident. C'était très intéressant pour moi. »
« Après personnellement, il y avait plusieurs sujets intéressants par exemple tout ce qui s'est passé avant ce qu'on appelle le Printemps de Prague en 1968, j’ai pas mal étudié cette période. On a étudié toutes les réformes qui précèdent ce qu'on appelle la démocratisation du socialisme, donc les réformes économiques d'Ota Šik par exemple. Parfois j'ai l'impression que cette période est décrite de manière trop simplifiée. Donc ce qui m'a frappée dans les documents, c'est par exemple que le la direction du Parti communiste tchécoslovaque à l'époque prépare un peu le champ, ils voulaient se renseigner sur les possibilités d'une ‘semi-ouverture’ du marché entre la Tchécoslovaquie et la France par exemple. Ils voulaient des informations venant du ministère français de l'économie entre autres, pour savoir si c'était possible d'ouvrir et comment on pourrait s'organiser si jamais on ouvrait, etc. Pareil du côté scientifique, ils essayent quand même de voir s'il y a des possibilités de collaboration entre académies ou aussi même s'inspirer de réformes scientifiques en France. C'était très intéressant pour moi. »
« La Tchécoslovaquie, indépendante tout en restant très dépendante de l'URSS »
Pour avoir passé quelques heures sur certains dossiers, dont celui du journaliste Albert-Paul Lentin, qui a été l’un des principaux informateurs de la StB à une certaine époque, on note quand même rapidement différents paliers. Vous parliez de 1968 - il y a ceux qui continuent à collaborer avec la StB après l'écrasement du Printemps de Prague. Donc là, on passe déjà un certain palier et puis aussi il y a dans le cas d’Albert-Paul Lentin des informations données sur les dissidents tchèques à Paris et notamment sur Pavel Tigrid…
« Oui. Ce qu’il faut peut-être rappeler est que les services tchécoslovaques ont ciblé la France pour plusieurs raisons : bien sûr pour suivre les exilés dont Tigrid ou Kundera peut-être aussi. Il y avait de nombreux Tchèques à l'époque qui étaient basés à Paris. Après l’autre but était aussi bien sûr de d'essayer d'intégrer les structures françaises, donc ils essaient de voir à la fois les gens qui étaient proches des ministres, des présidents ou de leurs cabinets etc. Enfin la troisième raison souvent était pour pénétrer les États-Unis donc ils essaient parfois de recruter des résidents en France pour s'informer. Il y a le cas d'une femme qui s'appelait Janet Finkelstein, qui était anti-américaine. Elle n’était pas payée en tant qu’agent, elle était une collaboratrice qui savait très bien ce qu'elle faisait et recevait des cadeaux. C'était dans les années 1980, elle informait un peu sur les États-Unis. »
« Et il y avait aussi une autre raison souvent qui était l'Afrique, parce qu’à l'époque surtout dans les années 1960 et 1970, il existait beaucoup plus d'ambassades tchécoslovaques et soviétiques en Afrique. La Tchécoslovaquie était aussi une puissance mondiale à l’époque pour l'industrie du textile par exemple. Donc la Tchécoslovaquie avait aussi ses propres intérêts à suivre en recrutant des collaborateurs. »
« Pour revenir à la première question, c'était aussi intéressant pour moi de voir à quel point la Tchécoslovaquie était à la fois indépendante tout en restant très dépendante de l'Union soviétique, avec quand même ses propres intérêts. »
Gérard Carreyrou et ses cristaux de Bohême
Vous avez passé de nombreux mois à étudier ces dossiers de la StB - est-ce qu'on apprend rapidement à distinguer ce dont vous parliez, entre ceux qui sont rémunérés et ceux qui collaborent occasionnellement et gratuitement ? On a l'exemple du journaliste français d’Europe 1 puis TF1, qui dément avoir été un informateur de la StB et qui est encore cette semaine sur des médias français, sur Cnews principalement, en train de d'analyser les élections américaines… Comment est-ce que vous avez observé les réactions depuis Prague ?
« Quand j'ai découvert son nom, le nom de Gérard Carreyrou, je suis tombée par hasard sur lui en analysant les dossiers. Je ne connais pas tous les journalistes français ni ceux qui ont été peut-être importants à l'époque. Après la publication du livre, c'était surtout ce cas de Carreyrou qui a été repris. D'après ce que j'ai lu sur lui, il n’était pas agent rémunéré, ça c'est sûr. Je pense que même Vincent Jauvert, dans les entretiens donnés, n’a jamais dit qu'il était agent - il a peut-être un peu joué sur son nom parce qu'il est connu… et vivant. Il a quand même un parcours intéressant. C'est un socialiste ou un social-démocrate qui finit sur Cnews. Ça montre aussi quelque chose en fait bien sûr. Mais oui, ça m'a marquée, à un moment il a menacé Jauver de porter plainte. Finalement, il ne l’a pas fait... »
En l’absence de rémunération, de ce que vous avez pu lire dans ces dossiers, quelle était la motivation de ces informateurs ? Par idéologie ? Pour se faire payer à manger en divulguant quelques infos comme ça pendant le repas ?
« Dans le cas de Gérard Carreyrou par exemple, c'était pragmatique je dirais. C’était quand même dans les années 1980, il y avait Mitterrand président de la France et pour lui ça devait je pense être intéressant d’entretenir le contact, par curiosité peut-être mais aussi par pragmatisme : si jamais le Mur de Berlin tombe, il faudrait peut-être avoir des contacts de l'autre côté… On a trouvé qu'il avait balancé des informations sur l'état de santé de François Mitterrand qui était malade et ce n'était pas des informations banales. Donc oui, il devait être un peu fier de lui en fait parce que qu’on l'invitait à manger. On lui donnait des cristaux de Bohême, il en a reçu quand même pas mal. Donc si quelqu'un va maintenant dîner chez lui, il va tomber sur des cristaux de Bohême… »
Peut-être plus maintenant… François Heisbourg, ancien diplomate et haut-fonctionnaire, est venu vous voir pour avoir de plus amples détails sur ce qu’il y avait comme informations sur lui dans les dossiers de la StB, en avez-vous trouvé ?
« Oui, on a cherché, on est encore en train de chercher. Il a été probablement suivi par les services de renseignement soviétiques mais dans les archives tchèques, il n'y en avait pas vraiment de preuves. La recherche est toujours en cours. »
Le langage spécifique et évolutif des services de renseignement
Quel regard portez-vous, 35 ans après la révolution de Velours, sur l'ouverture de ces archives maintenant que vous les connaissez de très près ? Elles sont fréquemment encore au cœur du débat politique, dans les campagnes, on l’a vu lors des dernières présidentielles avec deux candidats qui avaient leur dossier dans les archives, Petr Pavel et Andrej Babiš, qui continue de contester son appartenance à la StB. Quel regard portez-vous sur cette ouverture des archives ? Est-elle suffisante ? Pose-t-elle problème puisque parfois des papiers rédigés par des employés de la StB ne sont pas fiables ?
« Je pense qu’on a la chance d’avoir les archives qui sont les plus ouvertes d'après ce que je connais dans le monde post-soviétique. Maintenant, c'est aussi le cas en Pologne, depuis 2 ans. Mais dans le même temps cette ouverture est aussi compliquée, parce qu’en fait tout le monde peut accéder au registre. Vous pouvez aller sur le site internet, vous pouvez mettre n'importe quel nom et chercher s'il y a des informations sur cette personne. Mais si vous ne connaissez pas vraiment le langage des services de renseignements vous pouvez tout de suite penser que la personne était collaborateur même si ce n'était pas du tout le cas, il faut vraiment chercher, il faut regarder la rémunération. »
« Le langage était différent selon les époques également. Les personnes suivies se voient attribuer aussi des noms de codes. On voit aussi dans les archives que pas mal de documents ont été détruits par exemple suite à 1968. Dans les années 1970-1980, comme c'était un système beaucoup plus bureaucratique, c'était plus difficile de les faire détruire mais quand même il y a des documents qui manquent - on ne sait pas si c'est les documents les plus importants ou non. Donc c'est compliqué, je dirais qu’il faudrait essayer d’analyser ces archives avec soin. Il ne suffit pas de montrer dans le registre une personne en tant qu’agent mais essayer peut-être de profiter de cette ouverture des archives pour aller vraiment consulter le document parce que ça c'est quand même incroyable. »
« On peut chercher V. Havel et aller regarder tout ce qu'ils ont récupéré comme documents sur lui. Je peux passer des heures à lire et c'est impressionnant aussi pour connaître le langage employé dans un système autoritaire, ça c'est intéressant. Mais cette ouverture ne va pas sans poser quelques problèmes. »
Le 17 novembre et la StB
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Vous êtes déjà passée sur notre antenne il y a quelques années à l'occasion de l'anniversaire du 17 novembre et de la révolution de Velours - on marque cet anniversaire ce dimanche. Vous aviez dit à l'époque que c'était pour vous « la célébration du courage étudiant ». Cela nous ramène aux archives StB puisque de nouvelles études semblent montrer que le cortège des étudiants à Prague le 17 novembre 1989 avait été peut-être mené par quelques agents de la StB. Est-ce que pour vous ça change la donne, le déroulement de cette révolution de Velours ou de toute façon, c'est le courage des étudiants qu'on célèbre ce 17 novembre d'abord pour 1939 puis pour 1989 ?
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« Ça ne change rien sur ma perception de cet événement. Il est évident que le rassemblement était organisé par la Jeunesse communiste, par le SSM. Donc effectivement, je pense qu’on n'a pas de doute sur la présence de personnes peut-être engagées par la police secrète. Après il faut toujours voir le cas spécifique. Je pense dans tous les cas que les collaborateurs étaient souvent des gens sous pression pour des questions familiales par exemple… »
Comme c’est le cas dans le scénario du film Vlny/Waves, avec un frère contraint de collaborer avec la StB qui le menace d’envoyer son cadet en orphelinat…
« Oui, c'est ça exactement. Le film montre très bien cette ambiance à l'époque et même aussi ses enjeux. Maintenant il faudrait qu'on profite de cette ouverture des archives pour clarifier des choses et pour peut-être regarder l'histoire de manière un peu différente en utilisant tous ces documents. »