« Le roman graphique et la BD contribuent au regain d’intérêt pour la littérature tchèque en France »
Quels sont les livres tchèques qui ont été dernièrement traduits en français ? Quel est l’intérêt aujourd’hui parmi les maisons d’édition en France pour la littérature tchèque ? Pourquoi les livres jeunesse, la bande dessinée et les romans graphiques tchèques s’exportent-ils mieux que la prose et les formes plus classiques comme le roman ? Coordinatrice de la coopération internationale en charge des pays francophones au Centre littéraire tchèque à Prague, Katarína Horňáčková répond à toutes ces questions, et à bien d’autres encore.
« La littérature tchèque s’exporte moins bien aujourd’hui dans les pays francophones que dans les années 1990, mais mieux que dans la première décennie du XXIe siècle. »
« Pour ce qui est de livres dernièrement traduits, citons ‘La fatigue du matériau’ de Marek Šindelka, le roman graphique sur les frères Mašín ‘Jusqu’ici tout va bien’ de Jan Novák et Jaromír 99, et prochainement sortira la version française de ‘Překlep a Škraloup’ sous le titre de de ‘Typo et Graillon’. »
Par rapport aux années qui ont suivi la chute du régime communiste et qui ont été marquées par une soif de découvrir les pays qui se trouvaient de l’autre côté du rideau de fer, dans quelle mesure est-il désormais difficile de mettre en valeur la littérature tchèque ?
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« Comme nous en avons parlé avec les traducteurs et les personnes chargées de l’aide à la publication à l’étranger au ministère de la Culture, le constat est que la littérature tchèque n’est qu’une littérature étrangère parmi d’autres. Dans l’esprit des lecteurs français, il n’existe pas de label ‘littérature tchèque’ et celle-ci est susceptible d’être remplacée à tout moment par une autre littérature. Donc, oui, c’est une littérature difficile à exporter. »
« Ceci dit, dans un domaine comme celui de la littérature jeunesse, il reste des auteurs qui restent des références, comme par exemple les livres pop-up (animés) de Rudolf Lukeš ou ‘Médor le maxichien’ de Rudolf Čechura. Cette grande renommée des illustrateurs tchèques nous a permis de faire passer en France d’autres titres de la littérature jeunesse d’auteurs actuels comme ‘Ravouka la souris scientifique’ de Tereza Vostradovská ou ‘Abel le roi des abeilles’ d’Aneta Františka Holasová. »
« Ce qui est intéressant aussi, et cela est très net dans les dossiers de demandes d’aide aux traductions qui sont présentés au ministère de la Culture tchèque, c’est qu’il y a de plus en plus d’albums de bande dessinée. Ainsi, peu après l’édition tchèque de l’adaptation en BD de ‘R.U.R.’ de Karel Čapek, illustrée par Kateřina Čupová, les droits ont été achetés par les Editions Glenat, qui sortiront la version française en 2022. »
« Avec Jáchym Topol, il suffit de se laisser emporter par le récit »
Six auteurs tchèques auraient dû être présentés au Salon du livre à Paris en 2020. Les deux dernières éditions ayant malheureusement été annulées en raison du coronavirus, avez-vous trouvé un autre moyen de présenter leur travail en France ?
« Comme peu de titres tchèques sont publiés en France, les auteurs avaient été sélectionnés en fonction de l’actualité éditoriale. Nous voulions donc faire venir Marek Šindelka, Jan Novák et Jaromír 99 déjà cités, mais aussi par exemple Jachým Topol pour ‘Une personne sensible’. Malheureusement, seule la venue de ce dernier à Paris a pu être organisée. Jachým Topol était un des auteurs sélectionnés pour la nuit de la littérature parisienne qui s’est tenue en ligne cette année. »
Il existe un vrai intérêt pour Jachým Topol en France, plusieurs de ses livres ayant déjà été traduits ?
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« Oui ! Presque tous ses titres ont été traduits en français et ont été publiés en format poche, ce qui est relativement rare. A l’exception des grands classiques comme Milan Kundera, Bohumil Hrabal, Karel Čapek ou Jaroslav Hašek, peu d’auteurs tchèques ont été publiés dans ce format. »
« Marianne Canavaggio, sa traductrice, affirme que que même si le lecteur ne connaît pas les réalités auxquelles Topol se réfère, son univers et ses personnages rocambolesques, il suffit de se laisser emporter par le récit, et c’est ce qui explique cet intérêt pour son œuvre. »
« ‘Ma Camarde’ de Lucie Faulerová, mon coup de cœur »
Autre auteure qui fait parler d’elle ces derniers temps : Lucie Faulerová, qui fait partie des quatorze lauréats de l’édition 2021 du Prix de littérature de l’Union européenne. Comment présenteriez-vous son œuvre ?
« Lucie Faulerová est, je pense, une auteure qui pourrait vraiment susciter un intérêt en France. Elle a écrit deux romans ‘Lapači prachu’ (Les attrapeurs de poussière) et ‘Smrtholka’ (Ma Camarde), qui lui a effectivement valu le Prix de littérature de l’UE. Aucun de ces deux titres n’a encore été publié en France, alors qu’il existe déjà des traductions dans plusieurs langues européennes comme l’espagnol. »
« J’avoue que ‘Smrtholka’ est mon coup de cœur pour cette année, d’abord parce que le roman véhicule une histoire personnelle qui aurait très bien pu se passer n’importe où et qui n’est pas trop ancrée dans l’environnement tchèque. Puis elle a aussi une façon extraordinaire d’envisager des rapports entre frères et sœurs. Je dis toujours que Lucie Faulerová, c’est le style dans lequel Mathias Énard écrirait s’il était moins intello et s’il était une femme plus jeune. »
Lucie Faulerová est la quatrième lauréate tchèque de ce prix européen qui existe depuis déjà quelques années. Qu’en a-t-il été de la traduction des trois lauréats précédents ?
« Certaines maisons d’édition sont sensibles aux prix. Bien évidemment, le Prix de littérature de l’UE ne vaut pas un Goncourt ou un Booker Prize, mais cela n’empêche pas qu’il favorise les publications. Les Editions Noir sur Blanc, par exemple, les suivent attentivement. Certaines maisons sautent sur l’occasion dès qu’un auteur originaire d’une petite littérature reçoit un prix. »
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« Pour ce qui est des trois premiers lauréats tchèques de ce prix européen, le roman ‘Nami’ (‘Jezero’ en tchèque) de Bianca Bellová a certes été traduit en français, mais la maison Mirobole Editions a mis la clef sous la porte. Malheureusement pour elle, et même si je pense qu’elle en a le potentiel, Bianca Bellová n’a donc pas pu percer en France. »
« En revanche, les deux autres lauréats, Tomáš Zmeškal et Jan Němec, n’ont pas été traduits, même si je pense que pour le roman ‘Dějiny světla’ (Histoire de la lumière) de Jan Němec, ce n’est qu’une question de temps, comme donc pour Lucie Faulerová. »
Récemment ont également été décernés les prix Magnesia Litera pour les meilleurs livres tchèques de l’année écoulée. Quels livres et auteurs ont retenu votre attention ?
« Encore une fois, je pense que le plus gros potentiel se trouve dans le domaine de la littérature jeunesse. En gros, tous les livres nominés sont ‘exportables’. Plus concrètement, la maison d’édition Baobab propose toujours des titres de qualité, tant d’un point de vue des histoires que graphique ou visuel. »
« Dans la catégorie ‘Premier roman’, j’ai bien aimé aussi ‘Uranova’ de Lenka Elbe, dont un extrait a d’ailleurs été traduit dans plusieurs langues, parmi lesquelles le français, dans le cadre du Prix Suzanna Roth (remporté cette année par notre collègue Anaïs Raimbault, ndlr). C’est un livre susceptible d’intéresser en France, d’une part parce qu’un des héros est français et que l’histoire est racontée du point de vue d’un étranger, et d’autre part tout simplement parce qu’il se lit d’une traite. »
« Dans la catégorie des ‘romans journalistiques’, je citerais ‘Témoignage sur la vie en Corée du Nord’ (Svědectví o životě v KLDR) de Nina Špitálníková, ‘O Pavlovi’ de Daňa Horáková (témoignage d’une journaliste sur sa vie avec le réalisateur Pavel Juráček, figure de la Nouvelle vague tchécoslovaque des années 1960), et plus encore ‘Zvuky probouzení’ (Les sons de l’éveil) de Petr Třešňák et Petra Třešňáková qui, de manière très sensible, évoque le délicat sujet de leur vie avec leur fille autiste. Par-delà les frontières, je pense que c’est là un livre qui peut toucher et aider les parents qui sont dans une situation semblable. »
Un mot sur la maison d’édition Baobab, qui organise chaque année le très beau festival Tabook à Tábor (Bohême du Sud) consacré à la littérature enfants et jeunesse et qui est très orientée vers la France...
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« Effectivement, sa directrice Tereza Horváthová est francophile, elle suit donc de très près tout ce qui se passe au niveau de l’édition en France. C’est elle qui a publié par exemple Christelle Dabos ou Timothée de Fombelle, c’est elle aussi qui est à la tête de la Fondation Miroslav Šašek qui décerne des bourses aux jeunes illustrateurs. Inversement, sa maîtrise du français lui vaut aussi de bien connaître plusieurs éditeurs français et cela permet un enrichissement réciproque. »
« Ancrer un récit dans les grandes crises historiques permet d’éveiller l’intérêt des lecteurs français »
Au début de cette année, le Centre littéraire tchèque a publié une brochure en français qui présente plusieurs nouveautés 2020 de la littérature tchèque. Comment se présente-t-elle ?
« Cette brochure rassemble une vingtaine de titres publiés récemment et répartis dans les catégories prose, qui est naturellement la plus importante, poésie, bande dessinée et littérature jeunesse, auxquelles s’ajoutent deux œuvres de non-fiction. »
« Le Centre littéraire tchèque fait traduire un extrait de chacun de ces livres en anglais, en allemand, en français et dans une autre moindre mesure en polonais. C’est une sorte de coup de main que l’on veut donner aux agents littéraires dans leur mission de distribution de la littérature tchèque à l’étranger. »
« Ce catalogue existe en version imprimée, il est libre d’accès en ligne aussi, et il suffit d’en faire la demande à [email protected] pour en obtenir un exemplaire. »
Un autre catalogue a été récemment publié qui s’intitule ‘Littérature tchèque en français – roman, poésie, théâtre, jeunesse et bande dessinée’. De quoi s’agit-il, parce que nous sommes là en présence d’un ouvrage un peu plus épais ?
« Cette bibliographie est une idée du Centre tchèque à Paris qui s’inscrivait dans le cadre de la préparation de la liste des livres à acheter pour le stand tchèque au Salon du livre à Paris en 2021. Ils ont remarqué qu’il existait beaucoup de titres qui ont été traduits mais qui ne sont plus disponibles aujourd’hui. Cette bibliographie est donc destinée aux libraires, aux éditeurs et plus généralement aux amoureux de la littérature tchèque et elle doit leur permettre de mieux s’orienter. »
De manière générale, existe-t-il des thèmes ou des genres qui sont propres à la littérature tchèque contemporaine et qui sont susceptibles d’intéresser le public à l’étranger ?
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« C’est une question assez difficile. Il y a un certain nombre d’auteurs qui ancrent leur récit dans les grandes crises historiques comme la Deuxième Guerre mondiale ou la guerre froide. Je pense que c’est une bonne chose, car ce sont des sujets qui peuvent éveiller l’intérêt des lecteurs français. C’est quelque chose qui fait partie d’un vécu commun, mais qui offre aussi un autre point de vue que celui des Français. Cela se passe près de chez eux sans que ce soit chez eux, ce qui peut susciter la curiosité. »
« Cette idée est confirmée par le fait que les romans de Květa Legátová ‘Ceux de Želary’ et ‘La Belle de Joza’ ont été publiés en format de poche. Le personnage central de Hana a beaucoup contribué à leur succès, car c’est l’histoire d’une femme qui subit une descente sociale tout en découvrant quelque chose de plus profond et de plus authentique à un endroit où elle ne s’y attendait pas. Et cela parle beaucoup aux lecteurs. »
Les deux romans ont d’ailleurs rencontré un beau succès critique en France...
« Tout à fait, mais ce ne sont pas les seuls. Selon le Centre tchèque à Paris, qui a lancé une librairie éphémère pendant la pandémie, à part les grands classiques de la littérature tchèque déjà mentionnés, parmi les autres succès critiques, on peut aussi mentionner un essai, la lettre d’amour de Jana Černá à Egon Bondy intitulée ‘Pas dans le cul aujourd’hui’. »
« Peu de maisons d’édition ont une collection consacrée à l’Europe centrale, mais ça recommence à bouillonner »
Question plus personnelle : y a-t-il un ou deux ouvrages tchèques, peut-être des trésors, que vous aimeriez plus particulièrement voir traduits en français ?
« Encore une fois, si je devais sortir un livre de ma bibliothèque personnelle, ce serait ‘Smrtholka’ de Lucie Faulerová. Je reste donc dans le présent... Sinon, vous me prenez un peu au dépourvu... »
Il y en a tellement...
« Oui... Je dirais quand même ‘Doupě’ de Jakuba Katalpa, qui est une des auteures tchèques les plus intéressantes de ces dernières années. Dans la brochure que nous avons publiées sur les nouveautés 2020 figure d’ailleurs son livre ‘Le souffle de Suzanne’, qui raconte dans une langue crue l’histoire d’une jeune fille juive qui sort de l’enfance pendant la Deuxième Guerre mondiale. »
« Mais ce que j’ai vraiment adoré chez elle, c’est ‘Doupě’, qui raconte l’histoire d’une vieille dame dont le mari est mort, qui se retrouve donc seule et qui kidnappe le facteur, un homme auquel la femme ne fait plus très attention et qui traverse la crise de la quarantaine. Dans sa cave, cette femme crée une sorte de huis-clos où elle apporte à manger au facteur qui, lui, rumine sa vie. Cet homme est d’abord choqué, mais il y a ensuite une relation entre lui et cette dame qui s’instaure... Bref, j’ai vraiment apprécié ce livre que j’ai aussi trouvé très drôle. »
« Autre livre que je pourrais citer, même si je ne peux pas non plus prétendre que j’ai tout aimé comme pour ‘Smrtholka’, c’est ‘Une histoire brève du mouvement’ (Stručné dějiny Hnutí) de Petra Hůlová. Il s’agit d’une sorte de dystopie où l’auteure imagine un monde où la sexualité et le désir sexuel seraient devenus un crime. Elle pousse sa réflexion jusqu’à l’absurde et j’ai trouvé ce livre extrêmement poignant et drôle, même si c’est un humour qui ne peut pas convenir à tout le monde. De toute façon, Petra Hůlová est une auteure que l’on aime ou pas, mais qui toujours fait réagir. C’est pourquoi je la considère comme un des auteurs tchèques actuels parmi les plus ‘exportables’. »
Vous travaillez depuis quelques mois au Centre littéraire tchèque, qu’avez-vous découvert à travers la promotion de la littérature tchèque à l’étranger ?
« Que la tâche est compliquée parce qu’il y a très peu de maisons d’édition qui ont une collection consacrée non pas à la République tchèque, mais à l’Europe centrale. Comme je le disais au début de cet entretien, l’engouement qu’il y avait dans les années 1990 pour la littérature d’Europe de l’Est a disparu. Mais nous sommes aussi sortis de ‘l’apathie’ du début des années 2000, où l’intérêt était beaucoup moindre. »
« Aujourd’hui, ça recommence à bouilloner mais grâce à d’autres genres que le roman. Je pense là donc à la littérature jeunesse, qui doit son succès à la qualité de la production BD et des romans graphiques. Je n’ai pas peur d’affirmer que des créations tchèques récentes comme par exemple ‘Le dragon ne dort jamais’ de Džian Baban et Vojtěch Mašek ou ‘L’Etrange cas Barbora Š. » de Marek Šindelka, Vojtěch Mašek et Marek Pokorný, avec des styles graphiques très variés, sont qualitativement au niveau de la production de BD en France et en Belgique. »